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L'huile de poisson, arme juridique des Sahraouis

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Par Célian Macé — 16 septembre 2016 à 11:13
L'avocat général de la Cour de justice européenne vient de publier ses conclusions dans une affaire commerciale portant sur les produits de la pêche qui circulent entre l'UE et le Maroc. Le dossier a des répercussions sur le combat du Front Polisario pour l'indépendance du Sahara-Occidental.
Key Bay est un navire-citerne construit en 2004, affrété par une compagnie norvégienne et qui vogue sous pavillon gibraltarien. Jeudi, à la nuit tombée, il a accosté au port de Fécamp, près du Havre, en provenance directe de Laâyoune, au Sahara-Occidental. A son bord, selon l’association Western Sahara Resource Watch (WSRW), une cargaison d’huile de poisson. A qui va-t-elle être livrée? WSRW parie sur le groupe français Olvea, «leader sur le marché des huiles de poisson riches en oméga 3 en provenance de l’océan Atlantique», dit le site internet de cette entreprise installée dans la zone industrielle de Fécamp. L’huile de poisson est utilisée dans la fabrication de produits pharmaceutiques et d’alimentation animale.
 
A 500 kilomètres du port normand, au Luxembourg, la Cour de justice européenne planche justement sur cette liaison commerciale, d’apparence banale mais qui fait l’objet d’un débat juridique sous haute tension depuis plusieurs années. Car ce dossier a des implications géopolitiques sur la question du statut du Sahara-Occidental, territoire «non-autonome», selon l’ONU, revendiqué à la fois par le Maroc et le mouvement indépendantiste du Front Polisario depuis les années 70.
Faille juridique
 
L’affaire débute par la signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Maroc, en 2012, portant sur les produits agricoles et les produits de la pêche. Il s’agissait, comme dans tout traité international de ce type, d’abaisser les barrières douanières en vigueur. Mais, à l’affût d’une faille juridique servant son combat indépendantiste, le Front Polisario a saisi en 2013 la Cour de justice européenne pour dénoncer l’exploitation des ressources du Sahara-Occidental par Rabat, les tomates ou les sardines sahraouies bénéficiant, selon lui, des tarifs douaniers préférentiels de l’accord UE-Maroc de façon indue. «La moitié des entreprises de transformation de poisson au Maroc approuvées par l’UE sont situées au Sahara-Occidental, la liste officielle de l’Europe est très claire à ce sujet», explique une militante des Amis du peuple du Sahara-Occidental (Apso).
En décembre 2015, le Tribunal de l’UE (première instance) a donné raison au Front Polisario en annulant partiellement l’accord, déclenchant un mouvement de panique chez les Européens et les Marocains. Avant de signer ce traité de libre-échange, le Conseil européen «aurait dû prendre en compte la situation des droits de l’homme dans ce territoire [le Sahara-Occidental] ainsi que l’impact potentiel de l’accord sur la situation», estime le Tribunal. «Le droit international dit que l’exploitation des ressources d’un territoire non-autonome est possible sous deux conditions: le peuple doit être consulté et approuver cette exploitation, et il doit en bénéficier, explique cette même militante, membre du réseau WSRW. Cela n’a clairement pas été le cas au Sahara-Occidental : il n’y a pas eu de consultation et les entreprises concernées sont marocaines.»
Pour apaiser Rabat, le Conseil européen a introduit un pourvoi devant la Cour de justice. Mais les conclusions de l’avocat général, mardi, vont dans le même sens qu’en première instance. Le magistrat belge Melchior Wathelet considère que «le Sahara-Occidental ne fait pas partie du territoire du Maroc et que, partant, l’accord d’association UE-Maroc ne lui est pas applicable». Limpide. «Il arrive au même résultat qu’en première instance, mais avec un raisonnement complètement différent, détaille un responsable de la Cour de justice, qui a accepté de faire l’explication de texte pour Libération. L’avocat général dit en substance que l’accord ne s’est jamais appliqué au Sahara-Occidental – puisque l’UE n’a jamais reconnu que le Sahara-Occidental fait partie du Maroc –, donc que le recours du Front Polisario et l’arrêt du Tribunal n’ont aucune raison d’être.»
Tirant d’eau
La Cour suivra-t-elle la proposition de Melchior Wathelet? L’affaire faisant l’objet d’une procédure accélérée, sa décision sera connue sous deux mois. En attendant, le pourvoi n’est pas suspensif. Ce qui signifie que l’annulation partielle de l’accord est toujours valable. Que va-t-il se passer quand le Key Bay va décharger sa cargaison à Fécamp? En toute logique, son huile de poisson – si elle provient bien d’une pêche dans les eaux sahraouies – devrait être taxée plein pot. Mais Olvea n’a pas donné suite à nos questions sur le sujet, et l’affréteur norvégien, Sea Tank Chartering, décline tout commentaire. Les douanes françaises elles-mêmes refusent de «se prononcer alors qu’une action en justice est en cours».
WSRW estime donc tenir un exemple de violation de la décision de la justice européenne. «C’est la première fois que nous arrivons à traquer un bateau qui va directement du Sahara-Occidental en Europe, se réjouit l’activiste de l’Apso. On l’a cherché, celui-là ! Pour les fruits et légumes, qui passent par des camionnettes, qui changent de véhicule plusieurs fois, c’est impossible de prouver leur origine. Ils sont étiquetés "Maroc", mais nous sommes sûrs que certains viennent du Sahara-Occidental.» Cette fois-ci, l’ONG a pu suivre à la trace le Key Bay, constater son chargement à Laâyoune (le tirant d’eau du navire passant de 5,1 mètres à 5,8 mètres), et démontrer qu’il n’a pas fait d’escale ailleurs qu’à Fécamp, en suivant sa trajectoire sur les sites de trafic maritime en temps réel. Coïncidence malheureuse pour ce cargo qui espérait sans doute décharger en toute discrétion, la Cour de justice européenne vient de braquer les projecteurs sur son poisseux contenu.